HYPERMADE CULTURE MAGAZINE

INTERVIEW
Le silence fragile entre nous

Le peintre Máté Orr parle du pouvoir, du mythe et de la logique tranquille du conflit émotionnel
L
Acting Out – 100 × 80 cm, oil and acrylic on canvas, 2024
A Make Believe House – 120 × 100 cm, oil and acrylic on canvas, 2024

© Taschen Verlag

An Unperceived Threat Is Still A Threat – 100 × 120 cm, oil and acrylic on canvas, 2024
Dinner Plans I. – 90 × 120 cm, oil and acrylic on canvas, 2025
Diver Attacked by Waterbirds – Oil and acrylic on canvas, 2024
Milk – 130 × 180 cm, oil and acrylic on canvas, 2025
Observe As I Fly Away – 120 × 150 cm, oil and acrylic on canvas, 2024
Raspberry Man – 120 × 100 cm, oil and acrylic on canvas, 2024
Still Life With Oyster Mushrooms – 70 × 60 cm, oil and acrylic on canvas, 2024
The Hills Are Farther Than They Seem – 150 × 120 cm, oil and acrylic on canvas, 2024
The Real, The Unreal, And The Improbable – 80 × 100 cm, oil and acrylic on canvas, 2024
The Three-Headed Swan – 80 × 110 cm, oil and acrylic on canvas, 2024
Tiger Rooster – 70 × 50 cm, oil and acrylic on canvas, 2021
What If We Get Lost – 80 × 60 cm, oil and acrylic on canvas, 2024
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En dix réponses, le peintre Máté Orr réfléchit sur HYPERMADE aux dynamiques de pouvoir psychologique, aux perspectives médiévales et à la tension silencieuse entre observer et être observé.

HYPERMADE : Cher Máté, votre travail présente souvent des moments de contrôle et de résistance, où les rôles changent et où le pouvoir est déstabilisé. Qu’est-ce qui vous attire dans ces structures psychologiques ?

Máté Orr : J’aime quand deux personnes peuvent interagir sans que l’une tente de dominer l’autre. C’est le rêve. Mais selon mon expérience, cela arrive rarement. Nous naissons tous dans un déséquilibre de pouvoir : un nourrisson est complètement dépendant de ses parents pour survivre, tandis que l’inverse n’est pas vrai. Durant notre enfance, nous passons beaucoup de temps à trouver des moyens de gérer cette expérience. Le gaslighting ou les comportements narcissiques peuvent être vus comme des réponses infantiles à ce déséquilibre — des schémas dont il est difficile de se libérer à l’âge adulte.

En grandissant dans la campagne hongroise des années 90, on parlait beaucoup moins de santé mentale, et je ne connaissais pas les concepts ou dynamiques que la psychologie décrit et dont on parle souvent aujourd’hui. Mais je les ai vécus. Je dessinais et peignais beaucoup dès mon plus jeune âge, créant souvent des scènes avec des animaux ou des créatures hybrides permettant d’explorer ces processus complexes. Je pense donc que j’ai toujours eu une sensibilité à ces sujets, et le monde a changé d’une manière qui facilite aujourd’hui le fait d’en parler et d’y réfléchir.

HYPERMADE : Beaucoup de vos créatures semblent mythologiques mais pas mythiques – presque comme des archétypes inventés. Pensez-vous à vos figures comme symboliques, narratives ou émotionnelles ?

Máté Orr : Je pense que mes figures pourraient venir d’un endroit similaire à celui des mythes. Jung a dit que « Les mythes sont des révélations originelles du psychisme préconscient. » Ce sont des tentatives de donner du sens à des expériences universelles à travers des récits remplis d’images puissantes. On peut voir cela comme une manière de traiter des événements fortement émotionnels sans le cadre conceptuel que la psychologie contemporaine offre aujourd’hui.

Créature pâle agenouillée devant un labyrinthe sur un sol à damier – peinture de Máté Orr.
Máté Orr, Et si nous nous perdions ?, 2024.
80 x 60 cm – huile et acrylique sur toile
Avec l’aimable autorisation de Máté Orr

HYPERMADE : Vous combinez des silhouettes planes en 2D avec un clair-obscur texturé. Que se passe-t-il – dans votre esprit – lorsque ces deux systèmes entrent en collision sur la toile ?

Máté Orr : Je travaille avec cette combinaison depuis plus de dix ans. J’ai étudié la gravure avant de me concentrer sur la peinture, et cette formation m’a donné une appréciation des textures uniques et des tonalités émotionnelles que différentes méthodes de représentation peuvent créer. Une gravure sur bois a une sensation complètement différente d’une sérigraphie ou des marques fluides de la lithographie.

Lorsque je voyageais dans le nord de l’Italie pendant mes années universitaires, j’ai été fasciné par les œuvres de la période de transition entre l’art médiéval et la Renaissance. Sassetta, Giotto, Fra Angelico — ils ont tous expérimenté ce qui était, à l’époque, des manières exceptionnellement réalistes de représenter le corps humain et les vêtements, et ils commençaient à explorer la perspective. En voyant les fresques des Lorenzetti à Sienne, j’ai compris que cette combinaison produit des images en équilibre entre le réalisme et le symbolisme. C’est cet équilibre délicat que je recherche dans mes peintures. Les formes en silhouette perturbent la lecture d’une scène comme un événement littéral se déroulant à un moment et un lieu précis.

HYPERMADE : Vous avez mentionné l’influence de Lorenzetti et de la perspective médiévale. Quel rôle joue l’histoire de l’art dans vos choix visuels ?

Máté Orr : Je pense que l’art visuel est unique en ce sens qu’il conserve une mémoire sensorielle directe de la perception de l’artiste — quelque chose à la fois intime et durable. Bien que la musique et la littérature capturent aussi l’expérience humaine, elles le font par la performance ou le langage, qui sont davantage façonnés par le temps, la culture et l’interprétation. Une peinture ou un dessin, en revanche, nous permet de voir ce que l’artiste a vu, souvent des siècles plus tard, avec une médiation minimale. Nous ne saurons jamais comment Bach sonnait sous ses propres doigts, mais nous pouvons toujours voir la mouche sur l’écorce de citron de Giovanna Garzoni, ou l’éclat de lumière sur les plumes du cygne de Weenix, tout comme eux.

Pour moi, l’histoire de l’art ne consiste pas à placer une œuvre dans un cadre historique ou culturel. Marseus van Schrieck pensait que cela valait son énergie et son temps d’enregistrer dans ses peintures des lézards et des souris dans les sous-bois. Et cela me fait me sentir moins seul lorsque je trouve des choses négligées dans des lieux ordinaires intéressantes. Je considère l’histoire de l’art comme une archive de la manière dont cela a été fait dans le passé.

HYPERMADE : Les mondes que vous dépeignez sont silencieux, mais pas passifs. Que vous permettent d’exprimer le silence et l’immobilité que les mots ou le récit ne permettent pas ?

Máté Orr : Quand je crée mes personnages, je veux qu’ils soient conscients de ce qui se passe autour d’eux. Leurs yeux sont souvent grands ouverts — ils se regardent les uns les autres, ou fixent parfois directement le spectateur. Le spectateur n’est pas seul à observer la peinture — les personnages observent aussi. Tout le monde est en alerte.

Je fais généralement beaucoup de croquis et d’études pour chaque peinture, et au moment où je commence à travailler sur la toile, tout est déjà décidé. Cela me permet de créer de grandes surfaces monochromes ininterrompues. Il y a donc un minimum de bruit pour détourner notre attention des scènes. Je pense que ce silence facilite la concentration et crée un espace pour une introspection plus profonde.

Tigre allaitant une gazelle à une table avec des volcans et un homme versant du thé – peinture de Máté Orr.
Máté Orr, Lait, 2025
130 x 180 cm – huile et acrylique sur toile
Avec l’aimable autorisation de Máté Orr

HYPERMADE : Ressentez-vous le besoin de clarifier le sens de vos peintures – ou bien l’ambiguïté fait-elle partie du propos ?

Máté Orr : Ce qui peut être perçu comme de l’ambiguïté est, selon moi, la coexistence de qualités qui ne sont habituellement pas associées les unes aux autres. Un canard qui se défend lorsqu’il est attaqué montre de la vulnérabilité simplement en étant un canard — proie de nombreux animaux et souvent chassé — mais montre aussi qu’il peut tenir bon en ripostant.

Mon but n’est pas de semer la confusion, mais de remettre en question les suppositions automatiques, afin qu’une compréhension plus nuancée puisse les remplacer. Donc oui, dans ce sens, l’ambiguïté fait pleinement partie du propos. On me demande souvent de clarifier pourquoi les personnages font ce qu’ils font et je suis heureux de le faire. Mais en même temps, je crois qu’il existe une logique interne aux scènes et qu’il est possible de la comprendre sans trop d’explications.

HYPERMADE : Comment savez-vous quand un croquis a le potentiel de devenir une peinture achevée ? Qu’est-ce qui déclenche cette décision ?

Máté Orr : Ce choix particulier est complètement intuitif, ce qui le rend difficile à décrire. Je fais beaucoup de croquis, dans l’ordre de plusieurs centaines au cours d’une année. Ce sont des ébauches très basiques d’idées de peintures. En général, je les mets de côté pour une période d’incubation qui peut durer de quelques heures à quelques années.

De temps en temps, je parcours cette collection et j’essaie de les regarder comme s’ils n’étaient pas mes propres créations, et je vois simplement ce qui produit l’impression la plus forte — conceptuellement, émotionnellement et aussi visuellement. Parfois, je veux juste peindre un coq qui ressemble à un tigre. J’imagine que cette décision est influencée par des livres, des nouvelles, des films, des publicités — donc, en fait, par toutes mes expériences personnelles passées et présentes.

Une fois le choix fait, je passe beaucoup de temps à développer l’idée, en jouant avec plusieurs versions différentes avant de m’engager sur la meilleure pour la transposer sur la toile. C’est généralement à ce moment-là que je comprends pourquoi une certaine scène s’est distinguée, quelle signification personnelle elle avait.

HYPERMADE : Vos compositions présentent souvent à la fois du conflit et de la tendresse. Ces contradictions sont-elles intentionnelles – ou inévitables ?

Máté Orr : Gabor Maté, le médecin hongro-canadien, dit que les deux besoins fondamentaux de tout être humain sont la connexion et l’autonomie. Le premier nécessite la capacité d’être vulnérable, le second exige de l’affirmation de soi. Tandis que la psychologie nous donne les outils pour comprendre cela intellectuellement, l’art, les films et les histoires nous permettent d’entrer dans ces expériences. Ils transforment des idées abstraites en quelque chose que nous pouvons ressentir, comprendre et retenir.

J’ai remarqué que j’essaie de créer des personnages qui ne cèdent pas face aux menaces, et qui manifestent à la fois une capacité à tenir leur position et à observer les autres personnages avec curiosité.

Figure en manteau de fourrure et chapeau entre les silhouettes d’un chien et d’un cygne dans un paysage glacé – peinture de Máté Orr.
Máté Orr, Les collines sont plus éloignées qu’il n’y paraît, 2024
150 x 120 cm – huile et acrylique sur toile – 2024
Avec l’aimable autorisation de Máté Orr

HYPERMADE : Quelle a été votre œuvre la plus exigeante techniquement ou émotionnellement – et qu’en avez-vous appris ?

Máté Orr : « Milk » a été sans aucun doute l’une des œuvres les plus exigeantes, à la fois techniquement et émotionnellement. Jusqu’à ces dernières années, je mettais en scène la plupart de mes scènes dans des espaces intérieurs non définis. Récemment, j’ai commencé à intégrer plus souvent des paysages.

Mais le langage visuel que j’ai développé ne s’adapte pas facilement à la représentation de paysages. Capturer la grandeur et le drame inhérent d’un volcan en utilisant principalement des surfaces monochromes — juste du noir, du blanc et du gris — a été un processus intéressant.

Le personnage principal est une tigresse : puissante, menaçante, mais aussi nourricière. Les deux autres personnages réagissent très différemment à sa présence sur la table. À première vue, la gazelle semble être une proie — mais en y regardant de plus près, elle utilise la situation pour téter le sein de la tigresse. Le troisième personnage agit comme si de rien n’était, ce qui constitue en soi une réaction forte.

Déterminer les proportions exactes de ces dynamiques émotionnelles a pris beaucoup de temps — et beaucoup d’empathie.

HYPERMADE : Qu’est-ce que la peinture vous permet d’explorer — sur vous-même ou sur la condition humaine — qu’aucun autre médium ne pourrait offrir ?

Máté Orr : Quand j’étais enfant, nous avions un livre avec des images tirées du film Jésus de Nazareth de Zeffirelli. Une image montrait la main de Jésus avec un clou posé dessus et un marteau prêt à frapper. Je me souviens avoir fixé cette image, ressentant la chair de poule face à cette violence. J’ai probablement vu le film, mais c’est l’image figée qui m’est restée.

Une qualité unique des images — cela inclut la photographie et la peinture
parmi d’autres médiums — est que les scènes qu’elles représentent sont
hors du temps. La musique, le cinéma, la littérature, la danse — tout cela se consomme sur une durée. Une peinture transmet son message en un instant. Et elle le fait de manière continue, contrairement aux écrans qui font désormais partie de nos vies, et qui doivent être rechargés et allumés. Grâce à une peinture, il est possible de contempler quelque chose qui, dans la vie réelle, serait fugitif et perdu.

L’introspection — réfléchir à notre propre comportement humain — n’a jamais été une tâche facile. Mes personnages se retrouvent dans des situations émotionnelles complexes et difficiles. Les observer peut peut-être nous aider un peu à mieux nous observer nous-mêmes.

HYPERMADE : Merci, Máté, pour votre temps, vos réflexions, et votre insistance silencieuse à regarder plus en profondeur.

En portraitMáté Orr
L’artiste Máté Orr dans son atelier, entouré de ses œuvres récentes, oscillant entre récit surréaliste et symbolisme pop-culturel  © Máté Orr
L’artiste Máté Orr dans son atelier, entouré de ses œuvres récentes,
oscillant entre récit surréaliste et symbolisme pop-culturel

Avec l’aimable autorisation de Máté Orr

Máté Orr est un peintre hongrois basé à Budapest. Avec une formation en gravure et un intérêt profond pour les dynamiques psychologiques, son travail mêle imagerie surréaliste, composition symbolique et références à l’histoire de l’art. Faisant souvent apparaître des créatures hybrides et des scènes silencieuses et ambigües, ses peintures explorent des thèmes tels que le contrôle, la vulnérabilité et les conflits émotionnels. Travaillant principalement à l’huile et à l’acrylique sur toile, Orr crée des scènes à la fois minutieusement construites et ouvertes à l’interprétation – poétiques, étranges, et subtilement provocatrices. Au cœur de sa pratique se trouve un défi doux mais persistant : faisons-nous des choix délibérés – ou répétons-nous simplement ce qui nous est familier ?

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