HYPERMADE CULTURE MAGAZINE

INTERVIEW
Tia Liu – Traces de l’invisible

La photographe et réalisatrice Tia Liu parle de moments non scénarisés, de présence tranquille et de résistance douce.
T
77 smoking on the balcony
A late-night quiet and inward presence in muted tones
Jiana in LA
Kitchen Fire
Untitled
Maya in the nature
An old lady in a British seaside town

© Taschen Verlag

Lola cuts her hair in the bathroom
Still from Tia’s short film, A Lover’s Discourse
“What if we were lovers” — an ongoing project exploring love and modern dating culture
Urban Breeze
Glow and Gaze
A Tokyo toy story
A Tokyo toy story
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En dix réponses, la photographe et réalisatrice Tia Liu nous invite dans des espaces silencieux — là où l’émotion persiste dans le silence, où les vêtements deviennent des souvenirs, et où l’intimité résiste à toute définition.

Rédaction : Michael Janke

HYPERMADE : Vos images flottent souvent entre fragilité et immobilité. Qu’est-ce qui vous attire dans ces états intermédiaires, sans défense ?

Tia Liu : J’aime ces moments imparfaits, non prémédités — la pause après un rire, l’immobilité dans le regard de quelqu’un qui pense ne pas être observé. Il y a quelque chose de profondément humain dans ces espaces non écrits. Je ne cherche pas à capturer la perfection ; je suis plutôt attirée par cette zone floue où l’émotion vacille, où quelque chose s’échappe presque inaperçu. Pour moi, l’immobilité et la fragilité détiennent un immense pouvoir.

HYPERMADE : Vous avez dit un jour que les moments silencieux sont ceux qui parlent le plus fort. Vous souvenez-vous d’un moment où le silence a exprimé quelque chose que les mots n’auraient pas pu saisir ?

Tia Liu : Il y en a eu plusieurs, mais celui qui m’a le plus marquée s’est produit pendant la pandémie. À Shanghai, nous avons subi un confinement total — pendant presque deux mois, il était interdit de sortir. Un jour, j’ai dû quitter la maison pour un contrôle médical ; j’ai donc demandé une autorisation spéciale et j’ai enfin pu sortir. Les rues étaient complètement désertes, sans personne, presque aucune voiture. J’ai loué un vélo en libre-service et j’ai traversé la ville. Je pouvais entendre le bruit des roues contre l’asphalte — c’est dire à quel point tout était calme. Cela ne semblait pas réel. Ce silence n’était pas vide — il était rempli de tout ce que nous ne pouvions pas dire.

Personne portant une coiffe élaborée faite de peluches et d'anneaux colorés, debout au soleil
Une histoire de jouets à Tokyo
Avec l’aimable autorisation de Tia Liu

HYPERMADE : Certains de vos portraits ressemblent à de douces disparitions — des personnes à mi-chemin entre présence et retrait. La distance émotionnelle est-elle quelque chose que vous recherchez ou que vous observez simplement ?

Tia Liu : C’est probablement un mélange des deux. Je cherche ces moments — quand quelqu’un semble se replier sur lui-même — mais je ne les force jamais. Tout part souvent d’une observation émotionnelle, puis je suis cette sensation, je l’étire doucement. J’ai toujours eu le sentiment que l’émotion humaine porte une certaine distance — même dans l’intimité, il y a de l’espace.

HYPERMADE : Les vêtements jouent un rôle subtil mais persistant dans votre travail – presque comme une architecture émotionnelle. Comment les vêtements façonnent-ils l’atmosphère de vos récits ?

Tia Liu : J’aime bien votre analogie. Pour moi, les vêtements ne sont pas seulement visuels — ce sont des textures émotionnelles. Je ne les considère pas comme des déclarations de mode, mais comme un moyen de contenir une ambiance. Une veste ample, une robe froissée, une paire de talons à une heure étrange — ces petits détails révèlent quelque chose sur le passé de quelqu’un ou sur ce qu’il porte en lui. D’une certaine manière, les vêtements façonnent le silence de l’image. Ils construisent un contexte doux pour ce qui est ressenti mais non exprimé.

HYPERMADE : Dans *Still Wearing Last Night*, l’épuisement devient une poésie visuelle. La mode peut-elle porter le poids du sentiment ?

Tia Liu : Je le pense, mais seulement lorsqu’elle s’éloigne de la performance. L’idée de « still wearing » renvoie à un résidu émotionnel — les traces d’une nuit, d’un sentiment ou d’un moment qui ne sont pas tout à fait partis. Les vêtements deviennent un indice : pas seulement ce que l’on porte, mais comment on se sent en les portant.

Jeune homme torse nu assis dans une salle de bain carrelée, tenant un briquet allumé sous un lavabo
Sans titre
Avec l’aimable autorisation de Tia Liu

HYPERMADE : Vos photographies brouillent la frontière entre mise en scène et abandon. Comment décidez-vous qu’un cadre est « terminé » ?

Tia Liu : Je me fie beaucoup à l’intuition. En photographie, il est souvent difficile de saisir le moment le plus émotionnellement fort — il est fugace et presque impossible à recréer une fois passé. Je reste donc attentive à ce petit changement : une lueur dans le regard, un souffle, une pause. Je photographie avec une urgence calme, en essayant de capturer ce moment avant qu’il ne disparaisse. Un cadre me semble « terminé » quand il contient cette étincelle — quand quelque chose de vrai, même infime, est passé à travers.

HYPERMADE : Vous souvenez-vous de la première image que vous avez créée et qui vous a vraiment semblé un miroir – quelque chose d’indéniablement à vous ?

Tia Liu : Pour être honnête — je la cherche encore. Je l’attends toujours.

HYPERMADE : Vous travaillez entre photographie et image en mouvement. Qu’est-ce qu’un médium peut chuchoter que l’autre ne peut pas ?

Tia Liu : L’image en mouvement se déploie dans le temps — elle vous plonge dans l’univers du créateur par le rythme, le tempo, la séquence. En tant que spectateur, on la vit souvent d’abord, puis on y réfléchit ensuite. La photographie, au contraire, est fixe. Son espace semble plus ouvert. Pour moi, une photo laisse plus de place à l’interprétation personnelle et à la réflexion immédiate. Cela dit, l’image en mouvement peut offrir une expérience plus vive, plus immersive — notamment grâce au son et au mouvement. Elle parle sur une fréquence émotionnelle différente. Je me tourne vers la photographie quand je cherche le silence, et vers le film quand je veux souffle et rythme.

Femme âgée en manteau bleu, debout avec un déambulateur devant une vitrine rose intitulée « Eucalyptus »
Une vieille dame dans une ville balnéaire britannique
Avec l’aimable autorisation de Tia Liu

HYPERMADE : Comment définissez-vous la beauté dans un monde qui confond souvent perfection et vérité ?

Tia Liu : Pour moi, la beauté ne réside pas dans la perfection, mais dans la présence. Elle vit dans quelque chose d’émotionnellement honnête, même si c’est désordonné ou non résolu. Je ne recherche pas les surfaces lisses.

HYPERMADE : Votre projet actuel explore la maternité queer. Quelles formes de tendresse ou de résistance espérez-vous documenter ?

Tia Liu : Dans ce projet, j’espère documenter la tendresse comme quelque chose de discrètement radical — des moments de soin, d’intimité et de rituels quotidiens partagés entre des mères queer et leurs enfants. En même temps, je m’intéresse à la résistance ancrée dans leurs réalités quotidiennes : naviguer dans des systèmes juridiques qui ne les reconnaissent pas, remettre en question les définitions étroites de la famille, ou faire exister à la fois la queerness et la maternité dans des environnements qui essaient souvent d’effacer l’un ou l’autre.

HYPERMADE : Merci, Tia, pour votre honnêteté, votre sensibilité – et pour nous rappeler que l’immobilité peut aussi parler.

En portraitTia Liu
Tia Liu regardant par la fenêtre dans une lumière douce, avec un tatouage visible sur l'épaule et une boisson sur la table
Tia Liu, portrait
Courtesy of Tia Liu

Tia Liu est une artiste visuelle chinoise basée à Londres, travaillant entre photographie et image en mouvement. Son travail est toujours en quête de subtilité — comme la vulnérabilité et l’intimité des émotions humaines. Elle croit que la douceur détient un immense pouvoir. Avec une formation en journalisme, elle a tendance à observer le monde comme une étrangère, puis à explorer comment les sentiments individuels sont façonnés par des contextes sociaux plus larges. Sa pratique mêle récits personnels et explorations émotionnelles plus vastes.

Contact
Site web :
tia-liu.com
Instagram :
@tialiu.jpg
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